Garder un secret

Dans sa petite maison tout est bien rangé. Chaque chose à la même place depuis des années. Gustave semble un peu maniaque, un peu casse-pieds avec son voisinage. Il a toujours été comme ça, il a toujours aimé l’ordre et détesté le changement.

” C’est trop compliqué quand les choses changent de place, je retrouve plus rien.”

Avec le temps il a bien fallu organiser les étagères de façon différente tout de même. “À cause de ma santé, je peux plus lever les bras alors c’est compliqué pour attraper les boîtes de conserve tout en haut du placard au-dessus de la gazinière.” Les boîtes de conserve ont été placées dans le placard du bas, tout en bas. Il n’y a que des plats cuisinés dans ces boîtes-là. Le sucre, les pâtes et la farine sont restés à leurs places dans le placard du haut sur l’étagère du milieu. Le sucre et la farine doivent être séparés par les pâtes, c’est très important : le sucre à gauche, la farine à droite.

C’est pareil dans le frigidaire, tout est à sa place.

Toute la vie de Gustave est organisée autour du rangement et de la place de chaque chose. Les fleurs de son jardin, les légumes de son potager, toujours les mêmes, plantés aux mêmes endroits, depuis des années.

Quand on le félicite, Gustave rougit et se redresse, fier du compliment reçu.

Au fur et à mesure des entretiens, il livre son histoire par bribes, comme beaucoup de biographiés. Ouvrier à l’usine du village, à 5 minutes de sa maison, il a découpé des filets de poulet toute sa vie, les filets du côté droit, jamais ceux du côté gauche. Le patron lui a proposé de nombreuses fois de changer de poste, de prendre du galon, il n’a jamais voulu. Les filets droits ça lui allait bien.

Gustave fait partie de ces personnes qui ne se plaignent jamais, qui n’ont pas besoin d’aller “au docteur”, il se soigne tout seul, il fait avec ses douleurs. Curieusement c’est lui qui a voulu raconter sa vie, juste quelques pages qu’il rangera bien précieusement dans un dossier rouge avec sa photo dessus. “Je n’ai pas de famille proche, personne ne me connaît. Alors quand je serai passé de l’autre côté, si le notaire retrouve quelqu’un à qui donner ma maison, ça sera bien pour le nouveau propriétaire qu’il sache qui habitait là.”

C’est lors du dernier entretien que Gustave a soufflé son secret : “Je ne l’ai jamais dit, n’en parlez pas, ne l’écrivez pas… Depuis que je suis tout petit je vois pas bien. J’ai jamais rien dit, on avait pas les sous pour aller au docteur. Pis ça s’est pas arrangé, au contraire. Je vois presque plus rien en fait, c’est pour ça que tout doit être en place, pour que je me trompe pas”.

 C.B.B